Dans le présent texte, j’aborderai un sujet qui a déjà fait l’objet d’un article antérieur. Il s’agit de la possibilité qu’un médecin œuvrant en milieu hospitalier soit suspendu d’urgence. Nous passerons rapidement en revue les dispositions législatives applicables qui permettent à un administrateur d’avoir recours à cette mesure draconienne et exceptionnelle pour ensuite regarder de quelle façon les tribunaux ont interprété la notion d’urgence requise pour décréter une suspension des privilèges de pratique d’un médecin

SUSPENDU D’URGENCE Une remarque préliminaire s’impose : la suspension d’urgence des privilèges d’un médecin est prévue à l’article 251 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS) et elle constitue une mesure exceptionnelle du mécanisme général en matière disciplinaire. Pour cette raison, la suspension des privilèges d’un médecin imposée d’urgence est strictement encadrée et, à défaut de respecter les critères précis prévus par la loi, elle est susceptible d’être annulée par les tribunaux. En lisant ces lignes, vous comprendrez rapidement qu’un tribunal, lorsqu’il est appelé à statuer sur le bien-fondé d’une suspension urgente d’un médecin, concentre son analyse sur deux questions principales : 1) le centre hospitalier possédait-il suffisamment d’éléments afin de procéder à une suspension d’urgence des privilèges du médecin en question ? ; 2) s’agissait-il d’une situation urgente et exceptionnelle qui justifiait qu’on prenne une telle mesure au lieu de suivre le processus disciplinaire habituel ? On verra que le droit fondamental de tout usager d’un établissement de santé de recevoir des soins sécuritaires est au cœur du débat.

LES DISPOSITIONS LÉGALES APPLICABLES

Alors, revenons à l’environnement juridique. Selon l’article 251 de la LSSSS, le directeur des services professionnels (DSP), le président du conseil des médecins, dentistes et pharmaciens (CMDP) et le chef de département clinique concerné peuvent suspendre les privilèges d’un médecin ou d’un dentiste(1) exerçant dans le centre hospitalier. Donc, seules les personnes occupant ces trois fonctions peuvent prononcer la suspension d’urgence d’un médecin pratiquant en milieu hospi-talier. Une quatrième personne peut exercer ce pouvoir et il s’agit du directeur général, à qui la LSSSS donne ce pouvoir en cas d’absence, d’empêchement ou à défaut d’agir des trois autres personnes. Le Règlement sur l’organisation et l’administra-tion des établissements (Règlement d’applica-tion) oblige ensuite la personne ayant décidé de la suspension des privilèges d’un médecin ou d’un dentiste d’en avertir immédiatement le président du CMDP et de rédiger un rapport dans les 48 heures. Le dernier alinéa de l’article 251 de la LSSSS ajoute ensuite que la « suspension est valide jusqu’à ce que le conseil d’administration ait pris une décision à son sujet, sans toutefois excéder une période de 20 jours. » Par la suite, si le conseil d’administration d’un établissement confirme la validité de la suspension urgente d’un médecin, ce dernier dispose du droit de s’adresser au tribunal administratif du Québec (TAQ) pour contester cette décision. Ce droit doit être exercé dans un délai de soixante jours. On constate ainsi que la loi impose le respect d’une procédure qui est rigoureuse et qui ne doit pas être prise à la légère et pour cause : la suspension immédiate d’un médecin a été qualifiée par les tribunaux québécois de « mesure disciplinaire fort exceptionnelle qui est grave et drastique »(2), car elle est lourde de conséquences pour le médecin visé par cette mesure. Les tribunaux ont souvent dû rappeler aux administrateurs d’établissements de faire preuve de prudence en ce qui a trait à l’exercice de ce pouvoir. Il faut savoir que l’article 251 de la LSSSS est considéré comme un article qui doit être utilisé uniquement dans des situations exceptionnelles qui requièrent une intervention immédiate sans qu’on en ait le moindre doute.

LE PROCESSUS DISCIPLINAIRE HABITUEL EST COURT-CIRCUITÉ

La suspension urgente des privilèges d’un médecin ne doit pas être confondue avec toute autre mesure disciplinaire, qui est imposée à un médecin selon l’article 249 de la LSSSS et qui résulte d’une plainte logée à son endroit, laquelle plainte aura suivi le processus disciplinaire habituel. En vertu de cet article, le conseil d’administration de l’établissement de santé est la seule entité qui peut prendre une mesure disciplinaire à l’encontre d’un médecin et celle-ci peut aller de la réprimande à la suspension des privilèges. Cette dernière mesure disciplinaire ne peut être imposée du jour au lendemain au médecin, car la loi impose un processus qui doit être suivi et qui débute par l’examen d’une plainte par le médecin examinateur, lequel peut référer le dossier au CMDP afin qu’un conseil de discipline soit constitué. C’est ensuite uniquement, si ce conseil détermine, après enquête, que le médecin a effectivement commis une faute, que le dossier sera acheminé au comité exécutif du CMDP, qui formulera au conseil d’administration de l’établissement sa recommandation quant à la mesure disciplinaire appropriée à imposer au médecin. Ce qu’il faut retenir ? Le médecin visé par la plainte peut, dans ce processus, présenter sa version des faits non seulement au conseil de discipline, mais également aux membres du conseil d’administration avant qu’une mesure disciplinaire lui soit imposée.

PRÉSENTER SA VERSION DES FAITS AVANT D’ÊTRE SUSPENDU D’URGENCE ?

La suspension urgente des privilèges d’un médecin ne peut donc pas être assimilée à une mesure disciplinaire ordinaire. De plus, les tribunaux ont confirmé que la personne en autorité « ne doit avoir recours à une mesure d’urgence que lorsqu’il n’est pas possible ou pratique d’utiliser la procédure normale […](3)» Ni la LSSSS ni son règlement d’application ne donnent le droit au médecin de présenter ses observations durant le processus d’une suspension urgente. Cependant, selon la jurisprudence(4), avant de décréter une suspension urgente, un administrateur devra prendre des précautions et vérifier les faits allégués dans la documentation. Des administrateurs ont déjà été critiqués par les tribunaux pour ne pas avoir informé le médecin visé par une suspension urgente des allégations ayant trait à sa conduite fautive à l’égard de patients, le privant ainsi de la possibilité de réfuter les allégations portées contre lui. Malgré le silence de la loi, le droit d’être entendu semble donc bel et bien exister. La doctrine nous enseigne qu’en cas de suspension urgente des privilèges d’un médecin imposée par l’un des administrateurs autorisés par la loi, le non-respect du processus et de la procédure entraîne « un abus de juridiction, une perte de pouvoirs et une illégalité des actions prises ou des gestes posés »(5).

LA CONDUITE FAUTIVE DU MÉDECIN DOIT AVOIR COMPROMIS LA SANTÉ ET LA SÉCURITÉ DES PATIENTS

Il y a plusieurs années, l’urgence requise pour émettre une ordonnance de suspension a été décrite par les tribunaux spécialisés de la manière suivante(6) : « L’urgence, on en conviendra aisément, se dit d’une situation pressante dont le traitement ne saurait être retardé et dont la constatation ne saurait non plus porter à controverse. Transposée en matière disciplinaire, une situation de conduite fautive justifiant une suspension urgente de privilèges devrait nécessairement être telle qu’elle saute immédiatement aux yeux de tout bon médecin raisonnablement informé. » La jurisprudence est unanime et confirme qu’il doit y avoir, sans exception, un risque pour la santé ou la sécurité des usagers de l’établissement.

ET SI LA DÉCISION EST PRISE, MAIS QU’ON HÉSITE À L’EXÉCUTER ?

Peu de cas se sont rendus devant les tribunaux, ce qui laisse croire que la suspension urgente demeure heureusement rare et exceptionnelle au Québec. Les tribunaux nous ont enseigné que, dans l’analyse du bien-fondé d’une suspension, il faut non seulement regarder la si-tuation de conduite fautive du médecin, mais aussi le délai écoulé entre la prise de décision de sa suspension immédiate et l’exécution de cette dernière. Il y a d’ailleurs plusieurs précédents jurisprudentiels dans lesquels le décideur a été critiqué pour le temps écoulé entre le moment où la décision a été prise de suspendre un médecin et sa prise d’effet. Dans cette optique, plus le délai est long, moins il sera facile de convaincre le tribunal qu’il y avait une réelle urgence à procéder. Dans A c. CSSS A(7), le tribunal cite une autre décision rendue sur le même sujet et dans laquelle un délai de six jours s’était écoulé entre le moment où la décision de suspendre les privilèges d’un médecin avait été prise et son exécution. Ce délai a été jugé trop long, et la suspension imposée au médecin a été jugée illégale par la Commission des affaires sociales(8), laquelle a noté qu’on a laissé le médecin « continuer l’exercice de ses privilèges durant tout ce temps, ce qui est proprement incompatible avec l’exigence de leur cessation immédiate si tant est qu’il y eût urgence ». Pour le tribunal, la notion d’urgence impliquait que la décision ne pouvait souffrir d’aucun délai.

LA JURISPRUDENCE

La jurisprudence est uniforme et nous enseigne que le recours en suspension ne doit être exercé que dans les cas où la situation est d’une telle gravité et d’une urgence telle que les délais de la procédure disciplinaire habituelle ne peuvent être respectés. Dans l’affaire SA(9), la directrice des services professionnels d’un hôpital avait décidé de suspendre d’urgence les privilèges d’un chirurgien à la suite d’une plainte liée à ses comportements apparemment inappropriés. La suspension a été jugée illégale par le Tribunal administratif du Québec (TAQ), qui a souligné que les éléments ayant entraîné la suspension étaient connus dans les mois précédents et qu’il n’y avait donc pas urgence à procéder. Également, il n’avait pas été démontré par l’établissement que la sécurité des patients était en danger. Le délai de deux semaines entre le dépôt de la plainte et la suspension d’urgence est aussi un élément qui a été retenu par le tribunal, lequel a infirmé la décision du conseil d’administration ordonnant le maintien de ladite suspension. En 2013 (10), un médecin suspendu d’urgence a perdu sa contestation devant le Tribunal administratif du Québec, car ce dernier a conclu que la preuve avait révélé que les conditions de la suspension avaient été respectées. Ce médecin, qui en était à sa troisième suspension d’urgence en l’espace de trois mois, avait un historique disciplinaire qui n’était pas sans importance pour le Tribunal. Essentiellement, l’établissement a réussi à convaincre le Tribunal que le médecin ne respectait pas son engagement souscrit auprès du Collège des médecins à ne faire que de l’obstétrique de première ligne et qu’il n’appliquait pas les règles d’intervention en obstétrique. Il a été mis en preuve qu’il y avait eu des manquements bien précis qui militaient en faveur d’une intervention immédiate en raison du risque probant pour la santé et la sécurité des patients et de leurs enfants. Le médecin n’a pas réussi à s’acquitter de son fardeau de preuve. SUSPENDU D’URGENCE Dans une autre affaire (11), un cardiologue de garde avait été appelé à intervenir dans les soins d’une patiente de 84 ans en procédant à l’installation d’un cardiostimulateur permanent. La patiente a présenté une tachycardie ventriculaire qui a répondu à une défibrillation de 200 joules avec retour à un rythme cardiaque régulier, suivi d’une apnée transi-toire et d’une absence de pouls. Le cardiologue avait posé un diagnostic de décès et quitté les lieux. La condition de la patiente s’est ensuite améliorée avec un retour de tension artérielle, une respiration spontanée ainsi qu’un début d’éveil. Le cardiologue a été suspendu d’urgence, mais uniquement quelques semaines après les événements. En contestant sa suspension, le médecin prétendait qu’il y avait absence totale d’équité procédurale dans la mise en œuvre de l’article 251 de la loi. À l’audience, il a déclaré que, médicalement, il procéderait de la même façon aujourd’hui, mais qu’il attendrait peut-être cinq ou dix minutes de plus avant de constater le décès d’un patient. Il s’est avéré que la respiration de la patiente a repris au moment où le médecin venait à peine de quitter l’hôpital. Dans cette affaire, selon le tribunal, la preuve ne permettait pas de conclure de façon prépondérante à une situation d’urgence, et le DSP a été critiqué pour avoir tenté a posteriori de qualifier la situation d’urgente. À la suite des événements en cause, la suspension du cardiologue s’était faite en deux étapes. Le DSP de l’établissement lui avait tout d’abord ordonné de cesser toute pratique aux soins intensifs et coronariens et de ne plus faire des échocardiographies. Le président du CMDP avait par la suite été saisi de l’affaire et avait décidé, quelques semaines plus tard, de décréter une suspension urgente de tous les privilèges du cardiologue. Le tribunal a noté qu’à ce moment-là, des mesures avaient été mises en place(12), mais selon lui, en toute illégalité, car ces actions prises tardivement démontraient l’absence d’une situation urgente. Il n’est également pas surprenant que le tribunal ait annulé la suspension, car, dans le passé, la suspension partielle de privilèges a, à maintes reprises, été jugée illégale par les tribunaux. Ce qu’il faut retenir de la décision du tribunal(13) annulant la suspension urgente, c’est l’opinion de ce dernier sur la conduite fautive du cardiologue. Pour les deux membres du tribunal, l’établissement n’avait pas démontré que l’erreur de la note (il aurait fallu écrire « décès imminent » au lieu de « décès constaté ») avait un quelconque impact sur le fond de l’affaire. Le tribunal a donc conclu qu’il ne s’agissait pas d’une conduite fautive qui « sauterait aux yeux de tout médecin raisonnablement informé(14)» et, selon lui, (…) le président du CMDP aurait dû prendre en considération les lacunes du dossier médical, soit des notes qui étaient contradictoires, silencieuses ou incomplètes quant à la séquence des faits.

CONCLUSION

Il est très important qu’un administrateur effectue certaines vérifications élémentaires avant de songer à une suspension urgente des privilèges d’un médecin. Pour nos tribunaux, « l’appréciation, même prima facie, de la gravité d’une plainte et du degré d’urgence qu’elle peut impliquer ne doit pas se faire à l’aveuglette et se fonder sur une présomption de véracité des allégations, du simple fait qu’elle émane d’une personne prétendument fiable ». Toute omission de faire correctement enquête pour s’assurer qu’une situation milite en faveur d’une intervention urgente en raison de la sécurité des patients justi-fierait l’intervention des tribunaux et exposerait l’établissement à une poursuite en dommages et intérêts. Nous avons aussi vu qu’une suspension urgente doit être intégrale et couvrir l’ensemble des privilèges du médecin pour ne pas être considérée comme illégale. La jurisprudence nous enseigne aussi que les tribunaux portent également une attention toute particulière à tout délai encouru entre les événements à la base d’une suspension urgente et son exécution. Alors, un DSP, chef de département clinique ou président du CMDP ne peut décréter une suspension urgente sans vérifier les faits, mais il doit faire vite, car tout délai d’agir affaiblira l’argument qu’il s’agissait réellement d’une urgence aiguë à laquelle il fallait répondre dans l’immédiat. Les suspensions urgentes des privilèges des médecins demeurent heureusement rares au Québec et elles doivent être utilisées uniquement pour contrecarrer des conduites médicales manifestement fautives afin d’assurer le droit indéniable de tout usager à recevoir des services de santé adéquats et sécuritaires.

Cet article a été publié dans le magazine  Santé Inc. de l’AMC

RÉFÉRENCES

  1. Les pharmaciens peuvent aussi être visés par cette mesure, mais cet article traite uniquement de l’environnement juridique des médecins.
  2. (1991) C.A.S. 291, décision citée dans A. c. CSSS A, 2007 CanLII 74753 (QC TAQ), p. 35.
  3. Montambault c. Hôpital Maisonneuve-Rosemont, 2001 CanLII 11069 (QC CA), par. 91, p. 21.
  4. Montambault, précité, note 3.
  5. Lajoie, A., Molinari, P. A. et Auby, J.-M. (1981). Traité de droit de la santé et des services sociaux, Montréal : P.U.M., p. 665, no 1042, note 1377.
  6. R.A.D. c. C.F.-L., Commission des affaires sociales, no SS-50823, p. 30.
  7. A. c. CSSS A, précité, note 2.
  8. R.A.D. c. C.F.-L.,précité, note 6.
  9. 2009 CanLII 45119 (QC TAQ).
  10. 2013 CanLII 43462 (QC TAQ).
  11. A. c. CSSS A, précité, note 2.
  12. Note explicative de l’auteure de cet article : «Ici, le tribunal fait référence aux mesures imposées par le DSP qui faisaient en sorte que le cardiologue ne pouvait plus faire des gardes aux soins intensifs et coronariens et devait également cesser de faire des échocardiographies.»
  13. A. c. CSSS A, précité, note 2, par. 208, p. 48.
  14. Voir R.A.D. c. C.F.-L., cité dans Montambault, précité, note 3.