Par Me CHRISTINE KARK
Une décision du Tribunal Administratif du Québec qui invite les centres hospitaliers à la prudence…
En septembre 2008, la directrice des services professionnels (DSP) d’un centre hospitalier québécois a décidé de suspendre les privilèges en chirurgie de l’un de ses chirurgiens pour une période de 10 jours. Ce faisant, elle a agi en vertu du pouvoir de suspension qui lui est reconnu par la Loi sur les services de santé et des services sociaux (LSSSS).
À l’origine de cette suspension immédiate de privilèges: trois plaintes logées par des infirmières contre le chirurgien, dans lesquelles on invoquait que ce dernier avait eu des comportements inappropriés au bloc opératoire, de même que des gestes brusques et désinvoltes à l’égard de patients lors de certaines procédures chirurgicales. L’une des plaintes était une lettre signée par tout le personnel du bloc opératoire faisant savoir leur refus de travailler dorénavant avec ce chirurgien.
Aval du conseil d’administration
La décision prise par la DSP a par la suite reçu l’aval du conseil d’administration du centre hospitalier (CA), conformément à ce qu’exige l’article 251 de la LSSSS, qui prévoit qu’une suspension d’urgence est valide jusqu’à ce que le CA se prononce à son sujet. Cette décision du CA doit être rendue dans un délai de 10 jours à compter de la suspension.
Rappelant que la DSP a pour responsabilité de veiller au respect des droits des usagers de l’établissement,  le CA a souligné que ces droits avaient été mis en péril par le comportement du chirurgien. Il a ajouté que le maintien de la suspension était nécessaire afin d’assurer la protection et la sécurité des usagers et des membres du personnel des équipes en chirurgie. Selon le CA, l’intervention de la DSP était justifiée.
Le CA n’a pas semblé préoccupé par le fait que le comité de discipline n’ait pas eu l’occasion d’étudier les plaintes, ce qui aurait permis à ce dernier de faire la lumière sur la qualité des soins fournis par ce médecin, sa diligence et sa conduite. De plus, dans le cadre de cette enquête, le médecin aurait eu l’opportunité de se faire entendre pour donner sa version des faits. Rappelons que l’imposition des mesures disciplinaires prises à l’encontre d’un médecin en milieu hospitalier doit s’effectuer selon un processus particulier prévu dans la LSSS et ses règlements d’application. Selon ce processus, le comité de discipline est chargé d’étudier la plainte et suite à l’émission de son rapport, le comité exécutif du CMDP doit faire des recommandations au CA quant à la nécessité d’imposer une mesure disciplinaire au médecin. C’est le CA qui est seul investi des pouvoirs pour imposer des mesures disciplinaires au médecin.          
Mécontent de la décision du CA confirmant le bien-fondé de la suspension d’urgence de ses privilèges en chirurgie, décision qu’il considérait injustifiée, le chirurgien décida donc de la contester devant le Tribunal administratif du Québec (TAQ).
Questions à trancher par le TAQ
Le TAQ n’avait pas à se prononcer sur le comportement général du médecin, mais seulement sur la question de savoir si la suspension de ses privilèges respectait le critère d’urgence exigé par l’article 251 de la LSSSS.  Il devait donc vérifier si le centre hospitalier avait su démontrer, au moyen d’une preuve prépondérante, l’existence d’une réelle «urgence» au sens de la loi, justifiant sa décision de suspendre les privilèges.
Devant le TAQ, il fut mis en preuve que les relations entre le chirurgien et le centre hospitalier avaient commencé à se gâter suite à l’acquisition par l’hôpital de nouveaux équipements médicaux pour la salle d’opération. Selon le chirurgien, il s’agissait là d’une mauvaise décision, étant d’avis que les appareils d’une autre compagnie étaient de qualité supérieure et meilleurs pour les patients.
Le TAQ a noté que le chirurgien, à la suite à cette décision, était devenu irritable et critique envers la direction du centre hospitalier, et qu’il s’était progressivement mis à dos tout le personnel du centre.
Les arguments de la direction du centre hospitalier
Devant le TAQ, la direction du centre hospitalier insista sur le fait qu’elle n’avait pas fondé sa décision sur le comportement antérieur du chirurgien (qu’elle considérait par ailleurs inadéquat), mais qu’elle avait agi sur la seule base des événements relatés par les infirmières.
Dans l’une des plaintes, on reprochait au chirurgien d’avoir poursuivi des examens par coloscopie, malgré le fait que les patients éprouvaient des douleurs importantes. D’autre part, on accusait le chirurgien d’avoir adopté une attitude agressive envers une patiente durant une cholécystectomie par laparoscopie.
Selon le centre hospitalier, de tels agissements de la part du médecin menaçaient la santé ou la sécurité des usagers. Lors de son témoignage à l’audition, la DSP tenta par ailleurs de justifier sa décision en expliquant qu’elle avait rencontré le chirurgien et que celui-ci minimisait les reproches qu’on lui adressait, ne faisant preuve d’aucune autocritique. Comme le remarque le TAQ : « la DSP avait pris la décision de suspendre d’urgence les privilèges du médecin en grande partie en raison de son refus d’avouer ses torts, attitude qu’elle qualifie de manque d’autocritique».
La décision du TAQ
Après quatre jours d’audience durant lesquels 11 témoins ont été entendus, le TAQ a donné raison au chirurgien, a renversé la décision du CA et annulé la suspension d’urgence de ses privilèges en chirurgie.
Dans ses motifs, le TAQ expliquait que les plaintes n’auraient pas dû entraîner une suspension d’urgence des privilèges du chirurgien, car le comportement et les actes de ce dernier réclamaient plutôt le recours à la procédure disciplinaire habituelle. C’est-à-dire : l’étude de la plainte par un comité disciplinaire, suivi de la rédaction d’un rapport au comité exécutif du Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens, enfin de la formulation par ce dernier de recommandations au CA du centre hospitalier sur la nécessité d’imposer des mesures disciplinaires.
Le comportement du chirurgien
Selon le TAQ, la preuve prépondérante a révélé que le centre hospitalier a pris la décision de suspendre les privilèges du médecin en raison d’une «récidive» de son «comportement». La direction du centre hospitalier avait en effet convoqué le médecin pour l’aviser qu’un comportement inadéquat au bloc opératoire ne serait plus toléré.
De l’avis du TAQ, la récidive d’un comportement inadéquat ne pouvait être invoquée pour justifier une suspension d’urgence. De plus, le TAQ réfère à la jurisprudence pour conclure que la DSP ne pouvait se servir de la contestation de la plainte par le médecin pour démontrer sa culpabilité, car celui-ci était en droit de contester les allégations contenues dans les plaintes.
Les techniques utilisées et le jugement clinique du chirurgien
Concernant l’argument selon lequel les gestes posés par ce chirurgien mettaient en péril la santé ou la sécurité des patients, le TAQ a pris note que les membres du personnel infirmier étaient en désaccord avec le jugement clinique du chirurgien. En revanche, il a estimé qu’aucune preuve n’a été apportée démontrant que la santé ou la sécurité des patients ait été menacée par les procédures utilisées par le chirurgien. En l’absence de preuve, le TAQ a conclu que ni les techniques utilisées ni le comportement du médecin ne mettaient en danger les patients en salle d’opération.
Le TAQ a jugé également que si la DSP souhaitait faire réviser les dossiers des usagers par un expert pour évaluer le jugement clinique du chirurgien, elle avait la possibilité de le faire dans le cadre de l’enquête du comité de discipline.
Définition légale de l’expression « en cas d’urgence »
Le TAQ a passé en revue la jurisprudence ayant trait au sens des mots « en cas d’urgence » apparaissant à l’article 251 de la LSSS. Ce faisant, il a rappelé que « la suspension d’urgence des privilèges d’un médecin, en vertu de l’article 251 de la loi, constitue une procédure exceptionnelle et draconienne du mécanisme général en matière disciplinaire, mécanisme prévu aux articles 249 et 250 de la loi »[1].
Le TAQ a fait référence à une décision de la Cour d’appel du Québec dans laquelle celle-ci confirmait la responsabilité civile de l’hôpital qui avait suspendu un médecin d’urgence sans justification et sans faire correctement d’enquête. Dans cette cause, la direction du centre hospitalier avait été sévèrement critiquée par la Cour d’appel du Québec qui avait formulé les commentaires suivants :
‘ Omettre de faire correctement enquête, prétendre s’autoriser d’une disposition exceptionnelle constituent une omission ou un acte fautif. Aucun fait récent ne justifiait l’utilisation du pouvoir d’urgence. Un administrateur raisonnablement prudent, placé dans les mêmes circonstances, se serait assuré que la sécurité des patients était en jeu et qu’une situation urgente dictait son intervention. Ces circonstances, prémisses fondamentales à l’exercice du pouvoir d’urgence, étaient, selon la preuve évaluée par le juge de première instance, totalement absentes.’
Une urgence justifiant la suspension?
À la lumière de la jurisprudence, le TAQ a retenu certains éléments pour définir l’urgence justifiant la suspension des privilèges d’un médecin. Une telle urgence devrait être interprétée restrictivement et résulter d’une situation pressante dont le traitement ne saurait être retardé et dont la contestation ne serait pas sujette à controverse. Elle doit par ailleurs être telle qu’elle saute immédiatement aux yeux de tout bon médecin et doit comporter un risque pour la santé et la sécurité des patients[2].
Le TAQ a répondu à cette question par la négative en rappelant qu’une telle urgence ne pouvait découler que d’une situation exceptionnelle comportant un risque pour la santé et sécurité des patients. En l’espèce, le TAQ a remarqué que la grande majorité des éléments ayant entrainé la suspension des privilèges étaient connus antérieurement par l’administration du centre hospitalier. Le TAQ a noté par ailleurs que ces événements étaient connus par le centre hospitalier, mais n’avaient fait l’objet d’aucune mesure disciplinaire préalablement. Il s’est aussi demandé comment les événements à l’origine des plaintes  pouvaient soudainement devenir urgents au point de justifier une suspension d’urgence.
Pour expliquer son raisonnement sur l’absence d’urgence, le TAQ a souligné que les événements à l’origine des plaintes avaient eu lieu deux semaines avant qu’on n’impose au médecin une suspension d’urgence immédiate. Par conséquent, comment le centre hospitalier pouvait-il prétendre qu’une situation urgente dictait son intervention?
En conclusion
Cette décision nous rappelle le caractère exceptionnel de la suspension immédiate des privilèges, celle-ci ne pouvant se faire à moins qu’il n’y ait un risque pour la santé ou la sécurité des usagers. Cette décision met également l’accent sur le fait que le pouvoir de suspension ne peut être utilisé que dans les cas d’urgence justifiant l’imposition de cette mesure exceptionnelle. Dans cette affaire et en l’absence d’une telle urgence, le centre hospitalier ne pouvait donc prétendre que les obligations qui lui incombaient en vertu de la LSSS justifiaient l’imposition d’une mesure aussi draconienne.
Cette affaire démontre donc clairement que les centres hospitaliers doivent faire preuve de prudence dans l’utilisation du pouvoir de suspension des privilèges des médecins œuvrant au sein de leurs établissements s’ils veulent éviter que leur décision ne soit pas contestée.
source: http://www.santeinc.com/file/mars10-07.pdf


[1] Paragraphe 33 de la décision du TAQ
[2] Paragraphe 41 de la décision du TAQ