Pour moi, tout a commencé en septembre 2016 par la visite à mon bureau de deux médecins, spécialistes en gynécologie et en obstétrique, pratiquant à l’Hôpital Royal Victoria du CUSM. Ces deux médecins ainsi que l’un de leurs collègues qui n’avait pu se présenter au rendez-vous avaient reçu une lettre du chef de leur division cosignée par le chef du département de gynécologie et d’obstétrique du CUSM les avisant qu’ils avaient, au cours des derniers mois, dépassé deux fois le nombre d’accouchements qui leur avait été alloué par période fiscale(2). On pouvait lire que cette lettre constituait un avertissement et qu’elle devait être considérée comme une première sanction administrative. On y mentionnait aussi qu’en cas de récidives, les médecins se verraient suspendre l’accès au centre de naissances du Royal Victoria pour une durée maximale de deux semaines. De plus, ces avertissements allaient être versés aux dossiers professionnels des médecins en question.
Il m’a fallu un certain temps pour saisir la gravité de la situation. J’ignorais à l’époque que j’avais devant moi des médecins qui étaient des sommités dans leur domaine et qui jouissaient d’une remarquable réputation. Je découvrais qu’ils avaient passé les 35 à 40 dernières années au CUSM et qu’ils avaient joué un rôle significatif dans le développement de l’expertise reliée à la prise en charge des grossesses à risque dans ce centre tertiaire.
Mes clients étaient secoués par les sanctions administratives que l’hôpital leur avait imposées et, à la fin de la rencontre, j’ai compris qu’ils feraient face à des conséquences dévastatrices si je ne réussissais pas à les aider à résoudre leur problème. En octobre 2016, devant l’impasse des négociations avec le CUSM, j’ai intenté un recours judiciaire au nom de ces quatre médecins, qui a donné lieu au jugement du 12 octobre dernier.
LES FAITS AYANT MENÉ AU LITIGE
Pour comprendre ce qui s’est passé dans cette affaire, il faut savoir qu’en juin 2016, le conseil d’administration du CUSM a adopté des règles portant sur l’utilisation des ressources de la division obstétrique du CUSM. D’ailleurs, depuis le déménagement du Royal Victoria au site Glen en 2015, il n’y avait plus suffisamment de ressources pour permettre les quelque 3800 accouchements qui étaient effectués auparavant annuellement au Royal Victoria. L’année précédant le déménagement, l’hôpital avait proposé à chacun des 18 membres de la division d’obstétrique du CUSM, qui se trouve physiquement au Royal Victoria, de réduire volontairement le volume de leurs accouchements de 13 %. Cela aurait permis à la division d’atteindre globalement le nombre maximal établi à 3100 accouchements pour l’exercice financier 2016-2017 et à 3000 accouchements pour l’année subséquente. Cette proposition n’avait malheureusement pas été acceptée par tous les obstétriciens du Royal Victoria.
LA CRÉATION DE DEUX GROUPES DE MÉDECINS
Pour les quatre médecins, le problème n’était pas tant l’existence de quotas, mais plutôt la façon dont ils étaient distribués. Les règles du CUSM faisaient une distinction, inappropriée et discriminatoire selon eux, entre deux groupes de médecins. D’un côté, on comptait les quatre médecins en question qui s’étaient vu attribuer des quotas individuels de 175 accouchements par an avec un maximum de 14 accouchements par mois(3). D’un autre côté, il y avait un groupe de 14 médecins qui se partageaient un quota de groupe de 2400 accouchements par année, ce qui donnait au groupe le droit d’effectuer un total de 185 accouchements par mois. Les membres du groupe pouvaient aussi se partager ce quota comme ils l’entendaient, ce qui leur accordait une flexibilité dont les quatre autres médecins ne pouvaient bénéficier.
LES MÉDECINS QUI FONT CERTAINES GARDES ONT-ILS PLUS DE DROITS QUE LES AUTRES ?
Il faut comprendre que les quatorze médecins du groupe se partageaient les gardes hospitalières pour les urgences en obstétrique. Il existait aussi une entente entre eux permettant au médecin de garde d’accoucher une patiente qui se présentait à l’hôpital, et ce, peu importe quel membre du groupe était son médecin traitant. Les quatre autres médecins ne faisaient plus partie de ce système de garde depuis 2009 et ils accouchaient personnellement leurs patientes. À l’époque, un nouveau chef de service était arrivé et avait décidé de modifier les modalités du système de garde en obligeant tout médecin qui participait aux gardes hospitalières de renoncer au droit d’accoucher lui-même ses patientes. Comme cela n’intéressait pas les quatre médecins, qui préféraient, dans la mesure du possible et pour diverses raisons, accoucher leurs patientes eux-mêmes, ils ont cessé de faire partie du système de garde en 2009.
En réponse à la question mentionnée dans le sous-titre de cet article, vous constaterez que, dans son jugement, la Cour supérieure a statué que, lorsque les médecins détiennent des privilèges hospitaliers similaires, l’hôpital doit aussi leur donner un accès similaire aux ressources de l’hôpital(4).
DES RÈGLES INJUSTES ET DISCRIMINATOIRES
Les demandeurs alléguaient que les règles adoptées par le CUSM étaient injustes et discriminatoires pour les raisons suivantes : le groupe des quatorze médecins se partageait un quota combiné qui pouvait être distribué parmi ses membres à sa discrétion. Comme certains médecins faisaient peu d’accouchements, car ils avaient probablement d’autres activités cliniques et/ou une pratique en gynécologie, leurs quotas non utilisés bénéficiaient donc aux médecins du groupe qui avaient un grand volume d’accouchements. Cela créait par conséquent une injustice pour les quatre médecins qui avaient le droit de ne pratiquer que 14 accouchements par période fiscale de 28 jours.
LES SANCTIONS ADMINISTRATIVES RÉSULTANT DU NON-RESPECT DES RÈGLES
Selon l’article 189 de la Loi sur les services de santé et services sociaux (LSSSS), les règles portant sur l’utilisation des ressources médicales doivent prévoir des sanctions administratives qui peuvent avoir pour effet de limiter ou de suspendre le droit d’un médecin ou d’un dentiste d’utiliser les ressources de l’établissement. Cet article prévoit également que ces sanctions ne peuvent être considérées comme une atteinte aux privilèges accordés au médecin par le conseil d’administration. Dans le cas qui nous occupe, techniquement, les sanctions ne s’appliquaient pas aux membres du groupe en raison de la flexibilité qui leur avait été accordée pour se partager les quotas d’accouchements. Le CUSM n’allait certainement pas suspendre quatorze médecins à la fois en cas de dépassement d’un quota de groupe.
POURQUOI LES AUTRES OBSTÉTRICIENS NE RISQUAIENT-ILS PAS LES MÊMES SANCTIONS ?
Il fallait donc agir pour éviter la suspension de mes clients du centre des naissances du Royal Victoria. Puisqu’il est difficile de prévoir à quel moment précis une patiente accouchera, mes clients pouvaient dépasser le nombre de 14 accouchements à n’importe quel moment du mois. Ils risquaient donc de devoir annoncer à leurs patientes qui étaient sur le point de donner naissance à leur enfant qu’elles devaient se présenter dans un autre hôpital ou être accouchées par un autre médecin. Sinon, une suspension du centre de naissances allait laisser sous-entendre que le médecin devait avoir posé un geste grave alors que la raison de cette suspension n’aurait été que d’avoir accouché une patiente de trop au courant d’un mois.
LE JUGEMENT DE LA COUR SUPÉRIEURE
Le 12 octobre 2017, le juge de la Cour supérieure David R. Collier a décidé que les règles adoptées par le CUSM étaient invalides et légalement sans effet. Par la même occasion, il a annulé les sanctions administratives qui avaient été imposées aux trois des quatre médecins demandeurs et a ordonné au CUSM de les retirer de leurs dossiers professionnels. Il a aussi condamné l’hôpital à leur payer des dommages moraux pour le stress et les inconvénients subis en raison de l’imposition des sanctions. Comme le quatrième médecin n’avait pas été sanctionné à l’origine, il n’a donc pas non plus obtenu de dommages, mais s’était néanmoins joint aux trois autres par solidarité.
DES RÈGLES QUI DOIVENT FAIRE PREUVE DE NEUTRALITÉ
Dans son jugement de treize pages, le juge Collier a expliqué tout d’abord qu’en vertu des règles du droit administratif, seul le législateur peut adopter des règlements discriminatoires. Il a continué en affirmant que les hôpitaux possèdent uniquement des pouvoirs délégués et qu’ils ne peuvent donc faire preuve de discrimination à moins d’y avoir été expressément autorisés par le législateur. Puisque la loi applicable, la LSSSS, est silencieuse à ce sujet et n’autorise pas une telle discrimination, le CUSM avait l’obligation d’adopter des règles sur les quotas d’accouchements qui devaient faire preuve de neutralité tant dans leur libellé que dans leurs effets.
Selon le juge de la Cour supérieure, les quatorze membres du premier groupe jouissaient des bénéfices qui n’étaient pas accessibles aux quatre demandeurs. Comme le groupe avait un quota combiné, cela faisait en sorte que certains médecins du groupe n’avaient pas à faire les mêmes efforts que les demandeurs pour réduire le nombre de leurs accouchements depuis le déménagement du Royal Victoria. Au contraire, la preuve a révélé que certains médecins du groupe, depuis le déménagement, avaient même augmenté leurs nombres d’accouchements en profitant des quotas non utilisés de leurs collègues. Pour le juge, cette situation à elle seule démontrait la discrimination et permettait même de déclarer invalides certaines portions des règles contestées.
QUI CONTRÔLE À QUEL MOMENT UNE PATIENTE ACCOUCHE ?
Pour le CUSM, les règles étaient justes, car au départ, les 18 membres de la division d’obstétrique bénéficiaient du même nombre d’accouchements annuels. Selon le CUSM, le groupe composé de 14 obstétriciens, incluant le chef de service, assurait les gardes en obstétrique et devait donc jouir d’une flexibilité plus grande. Ici, le CUSM plaidait que le groupe des 14 n’avait pas de contrôle sur le nombre de patientes qui se présentaient lors des gardes pour accoucher. Sur ce point, le juge a indiqué que le CUSM n’a pas réussi à le convaincre que les demandeurs, assujettis à des quotas individuels, étaient, contrairement à leurs collègues, en mesure de contrôler l’admission de leurs patientes à l’hôpital en vue d’accoucher. Pour le juge, comme toutes les patientes étaient admises au CUSM par des obstétriciens ayant tous des privilèges de pratique au CUSM, incluant les membres du groupe, ceux-ci n’avaient ni plus ni moins de contrôle sur le nombre d’admissions des patientes que les demandeurs. En fait, les seuls accouchements qui n’étaient pas prévisibles étaient ceux des patientes dirigées au Royal-Victoria par d’autres hôpitaux car ces derniers ne pouvaient leur offrir les soins tertiaires requis. Ces patientes étaient accouchées par le groupe des obstétriciens du Royal Victoria qui se partageaient les gardes. Ici, la preuve a révélé qu’il n’y avait qu’une centaine de transferts inter-hospitaliers par année et il ne s’agissait donc pas d’un argument de taille pour soutenir la position des autres médecins.
QUE SIGNIFIE LA NOTION DE « VIABILITÉ » DU SYSTÈME DE GARDE ?
De plus, l’argument principal du CUSM et des médecins du groupe qui sont intervenus dans les procédures pour soutenir la position du CUSM, un nombre de 2400 accouchements était nécessaire pour assurer la « viabilité » du système de garde. À cet égard, le CUSM n’a pas convaincu le tribunal que cette notion de viabilité se traduisait par autre chose que la viabilité financière. Lors de l’audition, le chef de la division obstétrique qui a témoigné n’a pas convaincu le juge de la Cour supérieure que le système de garde était en péril s’il fallait accorder au groupe des 14 un nombre inférieur à 2400 accouchements par année. À cet égard, le juge a noté dans son jugement que la preuve documentaire avait révélé qu’en octobre 2014, c’est-à-dire 6 mois avant le déménagement du Royal Victoria, le chef de service avait demandé à tous les membres de la division d’obstétrique de réduire leur volume d’accouchements. Pour le tribunal, faire cette demande signifiait que le chef de service ne croyait pas de toute évidence qu’une telle réduction mettait en péril la viabilité du système de garde. Pour cette raison, le tribunal a conclu que les 14 autres obstétriciens revendiquaient un total de 2400 des 3000 accouchements autorisés pour davantage protéger leurs revenus que pour assurer la viabilité du système de garde.
QUI DEVAIT EFFECTUER LE SURPLUS DES ACCOUCHEMENTS DANS UN AUTRE ÉTABLISSEMENT ?
Puisque les quatre médecins demandeurs étaient les seuls qui devaient se limiter à 14 accouchements par période de 28 jours, ils étaient aussi les seuls de leur division à devoir diriger un certain nombre de leurs patientes vers d’autres hôpitaux pour donner naissance à leur enfant. Cela impliquait nécessairement qu’ils obtiennent des privilèges de pratique dans d’autres établissements, démarches entamées bien avant l’adoption des règles en juin 2016.
Lors de l’audition, il a été démontré que le Centre hospitalier de St. Mary’s avait accepté d’accommoder l’ensemble des obstétriciens du CUSM pour leur permettre d’accoucher jusqu’à 500 patientes par année. Dans son jugement, le juge David Collier a mentionné que les demandeurs étaient les seuls qui s’étaient déplacés au Centre hospitalier de St. Mary pour accoucher certaines de leurs patientes, alors que les membres du groupe avaient, comme eux, la possibilité de se prévaloir de cette possibilité pour équilibrer leurs revenus.
COMPENSER LES DOMMAGES SUBIS
Selon le juge, les trois demandeurs sur quatre qui avaient reçu des avertissements comme sanction administrative méritaient d’être compensés pour les dommages moraux subis, d’autant plus que le CUSM ne leur avait pas donné le droit d’être entendus sur les reproches formulés contre eux. Le juge a ordonné des dommages moraux de 15 000 $ (5000 $ chacun). Quant aux pertes de revenus invoquées, le juge était d’avis qu’elles résultaient de l’obligation générale de réduire le nombre total d’accouchements au Royal Victoria, ce qui n’était pas la responsabilité du CUSM selon lui.
CONCLUSION
Les demandeurs étaient très heureux du jugement. Au moment d’écrire ces lignes, le délai pour porter ce jugement en appel était expiré et le jugement de la Cour supérieure peut donc aujourd’hui être considéré final.
Au-delà des sommes réclamées, ce qui comptait le plus pour les demandeurs était le respect du droit de leurs patientes de choisir leur médecin et le rétablissement de leur réputation. En outre, lorsque les quotas ont été établis, les demandeurs ont tenté de s’y conformer, notamment en acceptant de suivre moins de patientes pendant leurs grossesses et en dirigeant d’autres patientes vers d’autres hôpitaux. Malgré cela, comme l’hôpital ne leur avait pas donné le temps d’ajuster leur pratique à la lumière des quotas, ils ont aussi dû annoncer à plusieurs femmes enceintes et ceci, à la fin de leurs grossesses, qu’il était possible qu’elles soient obligées d’accoucher dans un autre hôpital que celui déterminé au départ et/ou par un autre médecin. On peut imaginer l’inquiétude que cela peut avoir créé chez certaines patientes.
Ce n’était pas la première fois que les tribunaux blâmaient un hôpital pour avoir établi un système de quotas qui était injuste et illégal, car il avantageait certains médecins au détriment d’autres. Dans l’affaire Tawil(5), l’attribution des quotas qui déterminait l’accès des médecins à différents appareils de traitement au sein d’un département de radio-oncologie a été jugée inacceptable et illégale, car au bout du compte, ce système créait des situations inéquitables pour les patients qui se trouvaient sur une liste d’attente afin de recevoir des traitements.
La doctrine (6) révèle que « les règles d’utilisation des ressources constituent un moyen de contrôle administratif important d’un établissement sur la pratique professionnelle des médecins y détenant des privilèges » mais nous avons vu que ce pouvoir d’émettre des règles a des limites. Espérons qu’à l’avenir, les hôpitaux feront preuve de la plus grande diligence lorsqu’il s’agira d’émettre des règles portant sur l’utilisation des ressources médicales ou matérielles par les médecins exerçant en milieu hospitalier, et ce, peu importe le contexte.
RÉFÉRENCES
- Alice Benjamin et al. c. CUSM et Robert Gagnon et al., 12 octobre 2017, 500-17-095906-163. Ce jugement est aujourd’hui final car il n’a pas fait l’objet d’appel.
- Chaque période fiscale est d’une durée de 28 jours.
- En réalité, il s’agit d’une période fiscale de 28 jours.
- 500-17-095906-163, C.S. de Montréal, 12 octobre 2017, p.6, par. 19
- HMR c. Tawil, 2011 QCCA 371
- Nicholas Léger-Riopel, Le contrôle de l’activité du médecin exerçant en centre hospitalier, Éditions Yvon Blais, Cowansville, 2012, p. 42